samedi 22 septembre 2012

Mohamed Iguarbouchene


 

Quand Mohamed Iguerbouchen est né, le 19 novembre 1907, à Ait-Ouchen, au pied du mont Tamgout, dans la région d’azzefoun (Wilaya de Tizi-Ouzou), la Kabylie se débattait dans la misère et la pauvreté. L’insurrection de cette région contre l’envahisseur en 1871, l’a mise dans le collimateur du colonialisme français qui a décidé de la réduire à néant. Les populations ayant survécu aux génocide et déportations n’avaient point de choix que celui de s’exiler massivement vers des cieux plus cléments. C’est donc dans ce contexte historique difficile qu’est venu au monde Mohamed Iguerbouchene.

 

De la flûte du petit berger aux concerts du square Bresson

 

Mohamed est l’aîné des quatorze enfants de Said Ben Akli et de Ouacik Fatma. Il est entré à l’école d’Aghrib à l’âge de six ans où il était élève du fameux instituteur Janin. Le petit berger qui passait le plus fort de son temps à jouer des airs du terroir avec sa flûte en bois, prenait les études à cœur. En plus de l’enseignement de la langue française et de l’éducation, Janin disputait à ses élèves quelques notions de musique. D’ailleurs, ce fameux instituteur a constitué avec quelques-uns de ses élèves une fanfare qui s’est produite à Paris dans le cadre d’un défilé officiel. Les cours de Janin se sont interrompus très tôt pour Mohamed Iguerbouchen, car sa famille, pour des raisons que nous avons explicitées plus haut, a dû quitté Ait-Ouchen pour s’installer à Alger, à la Casbah. Les Iguerbouchen se sont tout de suite liés une relation amicale avec le comte anglais, Fraser Roth qui tenait un commerce mitoyen à leur demeure.

Le petit Mohamed a alors rejoint l’école de Sidi-Mhemmed de la Casbah. Ce changement d’école n’a pas perturbé le fils d’Ait-Ouchen qui a continué à briller dans les études et à perpétuer son amour pour la musique duquel il ne pouvait se départir. «  C’est sous les préaux de l’école où résonnait des voix cristallines et enthousiastes que je sentais naître ma vocation. Souvent, je fuyais ma charmante compagnie pour me recueillir à l’écart et siffloter, tout à mon aise, les bribes de phrases musicales, glanées au cours de mes excursions sentimentales dans les concerts publiques », se confiait-il.

En effet, le gamin qui s’est vite habitué à la vie citadine se rendait souvent au square Bresson, à Alger, où il assistait à cœur joie aux concerts qui se donnaient trois fois par semaine. En plus de la flûte, Iguerbouchen a appris vite à jouer du piano et le solfège. Sa surprenante mémoire lui permettait de rejouer des airs qu’il n’a entendus qu’une ou deux fois.

Fraser Roth, le protecteur

En 1919, Iguerbouchen était âgé de 12 ans. Le comte Roth, riche et puissant lord, était subjugué par l’extraordinaire mémoire musicale de cette enfant qui jouait de la flûte à côté du lieu où il tenait son commerce. Il proposera alors à son père de l’emmener parfaire ses études en Angleterre. L’accord donné, Fraser Roth a inscrit Mohamed au Norton Collège, ensuite à l’Academy Royal of Music de Londres où il a reçu l’enseignement du célèbre professeur Levingston. En 1924, il est entré au Conservatoire supérieur de Vienne où il a suivi les cours du rénovateur de la musique classique autrichienne, Alfred Grünfeld. Au génie d’Iguerbouchene, se sont ajoutées la volonté et la chance qu’il avait de rencontrer des hommes comme Roth.

Signalons qu’après sa mort, Fraser Roth a légué sa maison de maître sise à Cherchell, à Mohamed Iguerbouchene.

Sous les feux de la rampe

Le triomphe est venu tôt dans la vie d’Iguerbouchen. En plus des études qu’il faisait un peu partout en Europe, Mohamed composait des musiques. A l’âge de 17 ans déjà, le 11 juin 1925, il se retrouve sous les feux de la rampe au Lac Constance à Bregenz de l’Etat libre de Bâle, en Autriche, où il présente son premier concert devant un public autrichien séduit par ses œuvres d’inspiration algérienne, comme Kabylia Rapsodie n°9 et Arabic rapsodie n°7. Suite à quoi, il a obtenu le premier prix de composition et le premier prix d’instrumentation et du piano. Depuis, Iguerbouchene n’a pas cessé de composer et de se produire dans les endroits les plus prestigieux du monde et sa popularité, notamment en Angleterre, allait crescendo.

« Lorsque j’écris des musiques, je suis dans un tel état de surexcitation que j’ai de la fièvre. Il m’arrive même de pleurer », avouait-il.

Dans les années 1920, Iguerbouchen était parmi les rarissimes algériens à étudier la musique occidentale. En 1937, il a reçu, lors d’une réception, son diplôme d’honneur comme membre définitif de la Société des auteurs compositeurs de la SACEM.

Un artiste prolifique aux œuvres atemporelles et universelles

Outre les deux rapsodies que nous avons citées ci-dessus, Iguerbouchen a écrit plus de 160 autres rapsodies toutes d’inspirations de l’héritage algérien. En 1928, il a composé la musique du film Aziza de Mohamed Zinet et 1937, il a co-signé avec Vincent Scotto la musique du film Pépé le Moko de Jean Gabin et J. Duvivier. Ensuite, il a composé pour bon nombre d’autres films, tels que Les Plongeurs du désert et Cirta de Tahar Hennache, ainsi que Le Palais Solitaire qui relate la vie dans le grand désert, L’Homme bleu qui est un film sur la vie des Touareg.

Par ailleurs, Iguerbouchen a présenté des émissions radiophoniques en langue kabyle, sauvant ainsi de l’oubli bien des chanteurs et chants amazighs. Quelques-unes de ces émissions radiophoniques existent encore dans les archives de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) avec d’autres émissions télévisuelles. La télévision française et la Bibliothèque de France disposent dans leurs archives des œuvres de ce monument de la musique universelle. Une partie de son œuvre est également archivée dans sa maison de Bouzeréah, mais l’accès y encore interdit par sa famille.

Près de 600 œuvres de ce musicologue sont aujourd’hui éparpillées à travers le monde et incomplètement répertoriées.

« Iguerbouchene est le seul en son temps qui ait réussi à faire s’interpréter les différentes cultures africaine, arabe et occidentale qu’il maîtrisait tout à la fois  », témoigne son ami Mohamed Yala.

 

 

Le polyglotte

Iguerbouchen s’exprimait couramment dans 18 langues dont le Russe et le Japonais. Il a effectué plusieurs voyages à travers l’Europe pour se former tout en continuant à composer. En France, à l’école normale des langues orientales de Paris où il était élève du profeseur Destaing, vers la fin des années 1920, il a étudié sa langue maternelle et ancestrale, le Berbère, dans ses variantes tamachaqt, tachaouit et tachelhit. Il a ensuite poursuivi son voyage en Allemagne, Italie où il a étudié les langues, le Latin, la philosophie, etc.

Iguerbouchen, l’homme libre

L’affection qu’éprouvait Iguerbouchen pour le chanteur Farid Ali pour qui il a composé la musique du fameux chant patriotique « A yemma âzizen ur ttru », est suffisamment éloquente pour nous renseigner de l’amour que vouait ce "Beethoven" kabyle pour son pays et la liberté. Son attachement à ses racines ancestrales n’est pas à démontrer dans la mesure où il a consacré tout un pan de sa vie pour sa langue et sa culture et à enrichir le patrimoine musical de son pays tout en s’inscrivant dans l’universalité.

Par ailleurs, les patriotards ethnocentriques européens d’alors avaient du mal a admettre le phénomène Iguerbouchen. A défaut de pouvoir l’éliminer physiquement, ils ont tenté de déformer son nom en Igor Bouchen pour le faire passer pour un quelqu’un d’autre qu’un Kabyle. En 1944, pendant la Seconde guerre mondiale, Iguerbouchen est même suspecté de collaboration avec les Allemands, les Boshes. Si ce n’était son statut de sujet anglais et d’idole de bien d’Européens, il aurait sans doute été exécuté.

Les amis d’Iguerbouchen

Le fils d’Ait-Ouchen recevait souvent sa grande amie Edith Piaf chez lui à la rue Saint-Didier. Outre cette diva de la chanson française (dont la grand-mère est d’origine kabyle), les amis d’Iguerbouchen se comptaient parmi les grands de ce monde : on cite entre autres, Taos Amrouche, Albert Camus, Farid Ali, Cheikh Nourredine, Emmanuel Robles, Georges Auric, Vincent Scotto, Max Derrieux, Salim Hellali, Amar El-Hasnaoui, Kamel Abdelwahab et le poète hindou Robindranath Tagore.

Iguerbouchen a collaboré avec une pléiade d’artistes algériens et nord-africains qu’il a aidés à se lancer, à l’image de Rachid Ksentini, Ahmed Agoumi, Mohamed El Kamel, Salim Hallali, Farid Sifaoui, Soraya Naguib et j’en passe.

La légende oubliée

En 1956, le musicologue universaliste est rentré au pays pour se consacrer, à Alger, aux émissions radiophoniques sur les musiques amazighe, arabe et occidentale et ce, jusqu’à sa mort dans l’anonymat survenue le 21 août 1966 des suites du diabète.

A l’indépendance, l’Algérie officielle a, toute honte bue, tourné le dos à ce grand monsieur qui est la fierté de tout un peuple. Cette Algérie qui a préféré nous gaver de culture orientale d’une laideur artistique nauséabonde. Aujourd’hui, n’est-ce pas le moment pour cette Algérie officielle de le réhabiliter dans toute sa grandeur ? N’est-ce pas le moment de voir ses œuvres éditer pour que les Algériens que nous sommes puissions enfin profiter de l’héritage légué par ce maestro ? En tout cas, l’espoir est permis.

N-B. Cette évocation de Mohamed Iguebouchen ne prétend pas être exhaustive, toute contribution pour son enrichissement serait la bienvenue.

                                                                      Source :Karim Kherbouche

 

                                                                                          

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